Projection privée au Théâtre le Lucernaire

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Artistes : 

Bruno Rochette, Sylvie Rolland, Elsa Tauveron

A l’affiche :

Jusqu’au 9 décembre 2017

Lieu :

Théâtre le Lucernaire

53, rue Notre Dame des Champs

75006 PARIS

Réservation en ligne
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Par Ingmar Bergmann pour Carré Or TV

La paix des ménages tue. 

 

Le mari, la femme et la maîtresse du mari : dans un grand écart, improbable et audacieux, entre le théâtre de Georges Feydeau et la philosophie de Michel Foucault, le dramaturge contemporain Rémi de Vos nous parle du couple.

La routine tue, et la routine tue aussi le couple. On se marie par convention, on choisit mal « l’heureux élu » et le regret s’installe. Jour après jour, on se demande qui est cet inconnu qui partage notre lit à défaut de réellement partager notre vie et l’on découvre, progressivement qu’on ne sait pas qui il est et, plus surprenant : qu’on ne sait pas qui on est soi-même ; car, autrement, qu’est-ce qui aurait pu nous conduire à nous engager auprès d’un être qui nous rebute de plus en plus ?

Tout est bon, ensuite, pour le punir et se punir de notre mauvais choix. Puisque nos différences nous révulsent plutôt qu’elles ne nous passionnent, l’attitude la plus souvent plébiscitée sera celle de nous efforcer de nous installer dans l’indifférence, afin de faire payer à l’autre la propre erreur que nous avons faite de l’avoir choisi ou, tout simplement, de l’avoir laissé nous choisir, sur un malentendu, pour de mauvaises raisons.

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Le couple que nous offre à voir Rémi de Vos est de ceux qui sont composés de deux êtres pris au piège de l’injonction d’être à deux. Non pas deux êtres qui s’aiment et qui choisissent d’unir leurs destinées avant que le réel ne les fasse finalement déchanter ; mais deux êtres qui pensent qu’on doit d’abord être à deux, et que l’amour, le désir, l’abandon de soi, l’estime réciproque en découleraient nécessairement. Combien sont les couples qui ne résistent pas à l’appel du mariage puis, avec le temps, qui ne résistent pas non plus à l’usure que le mariage fait subir à leur attachement réciproque : quand il est seulement réel ; car, dans le cas du couple que ce spectacle offre à voir à notre réflexion, c’est encore pire, puisque le mariage a cru y précéder l’amour et, surtout, le provoquer alors qu’en fait, l’amour n’adviendra jamais sur ce terreau conjugal…

Dans quel conte de fées vivent donc les jeunes gens, aujourd’hui comme hier, qui n’aspirent qu’à épouser la norme, quel que soit le prix du renoncement à eux-mêmes, en oubliant ce que leur inspirent leurs inspirations profondes ?

Quelle société, se targuant de réserver à chacun de pouvoir œuvrer pour le droit au bonheur de soi-même et des autres, peut-elle continuer, ainsi, d’exister sans se remettre en question ? Une société qui, même secrètement, a placé l’hypocrisie et le mépris de soi-même et des autres au sommet de l’échelle de ses vertus essentielles.

La société de consolation. 

 

Dans la pièce de Rémi de Vos, le personnage de « l’époux », interprété par Bruno Rochette, et le personnage de « l’épouse », interprété par Elsa Tauveron, ne se parlent pas, ou plus, ou mal et se méconnaissent consciencieusement. L’époux fréquente d’autres femmes en présence de son épouse, qu’il ne voit plus que comme un meuble dans son intérieur ; de son côté, l’épouse se console en vivant, par procuration, la vie d’émotions bon-marché que nous offre la société de consommation. Leur existence suit, ainsi, son cours normal et démoralisant, jusqu’au jour où le personnage de la « maîtresse d’un soir » de l’époux, interprété par Sylvie Rolland, désabusée comme les deux autres, se prend d’amitié pour l’épouse de son amant de circonstances, et souhaite la sauver de sa terne existence ce qui, d’ailleurs, est peut-être un moyen, pour la maîtresse d’un soir, de s’affranchir aussi de la spirale délétère qui semble la posséder ; car, dans cette pièce de Rémi de Vos, tous les personnages semblent, d’emblée, voués à leur propre perte, à laquelle ils sont, d’avance, résignés, sans doute par facilité. Rémi de Vos accuse notre propension humaine à toujours choisir la facilité, morbide et vertigineuse, de nous fasciner pour notre propre perte.

Un moment, nous penserons que l’intervention, impromptue autant qu’inopinée, de la maîtresse d’un soir qui, en cherchant à s’implanter durablement, sauvera peut-être chacun des trois personnages, et transformera le « couple » en une « histoire d’amour » à configurations multiples ; pourtant, il n’en sera rien : les remèdes habituellement envisagés par les couples qui s’ennuient tels que, notamment, « l’aventure » extra-conjugale, la relation triangulaire, « l’échangisme » (ou ce que nous appelons ainsi), la projection dans mille-et-une autres situations improbables et fantasmagoriques, n’y feront rien, sans que l’on parvienne à savoir si l’auteur leur accorde du crédit comme à toute expérience et nous invite à les envisager sérieusement ; ou s’il les condamne et les ridiculise afin de déconsidérer toute alternative.

En effet, après avoir, durant un temps, pensé que la relation à deux, en souffrance, allait peut-être se re-configurer d’une manière nouvelle et insolite, notamment grâce à l’intervention inattendue d’un adjuvant extérieur qui s’offre de les aider dans leur quête visant à cesser de subir et de se subir l’un l’autre, dans un ultime accès de conformisme, l’épouse annihilera tout ce qui sort du cadre, afin de libérer, égoïstement, l’individu qui sommeille en elle, car la force de l’habitude, même quand elle est douloureuse, est un carcan bien trop confortable pour que l’on accepte de s’en affranchir. Avec cette pièce, centrée sur l’objet anecdotique appelé « le couple », Rémi de Vos nous rappelle combien l’esclave est amoureux de ses chaînes. Apparemment, la contrainte de l’amour exclusif à deux est celle qui passionne absolument l’être humain occidental ; c’est l’un des mérites de cette pièce, actuellement mise-en-scène par Michel Burstin au Paradis du Lucernaire, que de nous conduire à nous interroger sur nos entraves et l’importance que nous leur accordons avec tellement d’acharnement, y compris dans nos sociétés actuelles, si imbues de leur prétendu libéralisme.

« Nous vivons dans un monde légal, social, institutionnel où les seules relations possibles sont extrêmement peu nombreuses, extrêmement schématisées, extrêmement pauvres. Il y a bien évidemment la relation de mariage et les relations de famille, mais combien d’autres relations devraient pouvoir exister, pouvoir trouver leur code et non pas dans des institutions, mais dans d’éventuels supports ; ce qui n’est pas du tout le cas. » [« Le triomphe social du plaisir sexuel : une conversation avec Michel Foucault », in : « Dits et écrits II », 1976-1988.] Pour cette raison et pour mille-et-une autres, on assistera avec beaucoup de profit à la représentation de « Projection privée » de Rémi de Vos, qui nous incite à dépasser la simple projection, presque toujours vaine, pour envisager une salutaire analyse de notre rapport à l’autre, de nos émotions, et de la place qu’il importe d’accorder à notre désir.

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