Par Marie-Christine pour Carré Or TV
Magnifique et impressionnant !
Homme libre, pressé, excessif, sincère, Joseph Kessel, grand écrivain-reporter du début du 20ème siècle, a eu une existence qui s’est totalement confondue avec son œuvre littéraire. Pour interpréter un tel auteur haut en couleurs, Franck Desmedt s’imposait ! Dans ce même théâtre du Lucernaire, ce comédien avait endossé l’an dernier les traits de Romain Gary dans « La Promesse de l’Aube » et fut nommé aux Molières 2022. Il y a évidemment des similitudes entre ces deux auteurs : Kessel et Gary, tous deux originaires de Russie, de confession juive, ayant émigré à Nice pour suivre leur scolarité au Lycée Masséna. Derrière l’écriture de ces deux écrivains se cache une grande mélancolie à la manière des auteurs russes tels que Dostoïevski.
Pendant 1h10, Franck Desmedt nous fait parcourir les grandes étapes de la vie de celui qui se fit appeler Jef, ayant horreur du prénom de Joseph. Né en Argentine, aîné d’une fratrie de trois garçons, il reçoit une éducation juive orthodoxe. La famille retourne peu de temps après dans l’Oural, leur pays d’origine : la Russie. Mais déjà une atmosphère de pogrom envahit la Russie. Les parents de Jef décident de partir s’installer en France, l’un des rares pays où tous les citoyens juifs et non juifs sont égaux. Nice, puis Paris, lycée Louis Legrand, licence de lettres. Kessel rêve de rentrer au conservatoire et de devenir comédien comme son frère, Lazard. Son cadet sera un comédien reconnu mais mettra fin à ses jours. Il n’a que 22 ans et vient d’être père d’un petit garçon qu’il ne connaîtra malheureusement pas : cet enfant illégitime deviendra un auteur célèbre, puisqu’il s’agit de Maurice Druon.
Les décès successifs de son frère Lazard en 1922 puis de sa femme Sandi en 1928 ont toujours laissé chez Kessel une plaie ouverte. Jef apparaît aux yeux du monde comme un homme à l’allure robuste, avenant, bourlingueur, aventurier, fêtard, grand amateur de femmes et d’alcool, une sorte de mythe vivant ! Une vie de héros d’aventures !
Dans ce seul en scène, Franck Desmedt nous entraîne dans la folle existence de Kessel, une sorte de grand tourbillon, donnant le vertige ! Son engagement dans l’aviation durant la Première Guerre mondiale montre son patriotisme et son amour pour la République française. Il le démontrera d’ailleurs durant les deux guerres mondiales. Grand résistant, il rejoint le Général de Gaulle à Londres. Kessel écrit à quatre mains avec Maurice Druon les paroles du « Chant des Partisans ». Mathieu Rannou, auteur de ce spectacle et également metteur en scène, a choisi ce chant patriotique bien connu pour certains passages clés de la pièce.
Mathieu Rannou a le talent de nous présenter en 80 minutes l’existence d’un homme qui a eu un parcours d’une richesse incroyable, fait d’expéditions à travers le monde entier, mais aussi en poussant les portes de lieux plus sombres : lupanars, drogues… Avant toute chose, Kessel est un journaliste-reporter et déclare : « Tant pis pour la prose, mais à coup sûr tant mieux pour la vie. » Un homme sans concession ! Avec cette appétence de l’aventure, il publie à peine à 20 ans son premier roman « L’Équipage », qui sera suivi de dizaines d’autres dont certains seront portés à l’écran, tels que « Belle de Jour » ou « La Passante du Sans Souci » pour ne citer que ces deux titres.
Ce goût immodéré du risque le conduit en Irlande, découvrant le Sinn Féin et le nationalisme irlandais face à la couronne britannique. Personnage charismatique, bourlingueur toujours assoiffé, il se rend en Abyssinie, en Afghanistan, fréquente Henri de Monfreid, écrivain aventurier lui aussi, dit « l’écrivain corsaire », trafiquant d’armes, contrebandier pour découvrir, selon ses dires, des civilisations alors inconnues. Avec ce dernier, il approche de très près l’esclavage toujours d’actualité au 20ème siècle ! Mais étant en reportage, il ne prend pas vraiment parti. L’important pour Kessel était de rapporter des faits et non de juger.
Jef a mené une vie trépidante, où l’alcool tient une place aussi importante que les femmes ; aux États-Unis, Humphrey Bogart le met au défi : concours de verres de cognac, il remporte haut la main, mais toujours avec excès. Kessel casse beaucoup lorsqu’il est ivre ! Ses amours tumultueuses avec Germaine Sablon, chanteuse très connue à l’époque, qu’il finit par abandonner alors que cette dernière est une femme magnifique qui a été ambulancière tout au long de la Seconde Guerre mondiale et qui ne se remettra pas de cette rupture. Kessel entretient plusieurs relations amoureuses sans le moindre scrupule ! Kessel, un homme ivre de liberté qui a mené sa vie comme il l’entendait, sans contrainte, sans appartenance à un parti politique. Libre. Précurseur du grand reportage, médiatique, charismatique, très attachant mais trimballant cependant une certaine mélancolie, ce qui rajoute encore à son charme.
Bravo à Mathieu Rannou de nous faire revivre sous nos yeux ce merveilleux auteur-reporter qui nous transporte, nous fait rêver aussi et qui nous donne envie de relire les grands romans de cet auteur. Bravo à son interprète, toujours aussi brillant, convaincant, dans ce rôle qui lui va comme un gant. La fougue, l’enthousiasme de ce comédien et sa passion nous ensorcellent littéralement. De plus, il fait partie de ces comédiens à voix : puissante, changeante, car Franck Desmedt possède aussi des dons d’imitation. Que dire de plus : allez voir ou revoir ce spectacle, la fougue du personnage et son interprétation vous donnent du peps !